PIERRE Louis-Edouard. Clinique d'Outre-Mer. Rapport sur les conditions dans lesquelles se trouvent actuellement les lépreux en Nouvelle-Calédonie. Annales d'hygiène et de médecine coloniales (1898), p. 149-156

Identifiant

ahmc_1898_p_149_156
ark:/67375/2CJdngsgWVr7

Auteur

PIERRE Louis-Edouard

Discipline

Médecine et hygiène coloniales

Type de données

Ressources textuelles

Langue du document

Français

Nom abrégé de la revue

Annales de médecine coloniale

Nom détaillé de la revue

Annales d'hygiène et de médecine coloniales

Editeur de la revue

Imprimerie nationale Octave Doin, place de l'Odéon, Paris

Date de parution

1898

Nombre de pages

8

Pathologie

lèpre
antiseptique

Licence

Licence ouverte - BIU Santé (Paris)

URI fascicule

https://www.nakala.fr/nakala/data/11280/a4a63bb7

URI document

https://www.nakala.fr/nakala/data/11280/d927eea5

Cle

ahmc_1898_p_149_156

Fichier Texte

149 RAPPORT SUR LES CONDITIONS DANS LESQUELLES SE TROUVENT ACTUELLEMENT LES LEPREUX EN NOUVELLE-CALEDONIE, par le Dr PIERRE (Louis -Édouard), MÉDECIN DE PREMIERE CLASSE DES COLONIES. Deux léproseries sont installées à l’extrémité Nord de la Nouvelle- Calédonie, dans l’ile Art, du groupe des Bélep. L’une, destinée aux Canaques et dans laquelle se trouvent également deux personnes libres européennes; l’autre, destinée à recevoir les malades de la transportation. La léproserie indigène est sous la direction d’un Père de la Mission ; celui-ci est secondé par un autre Père, deux sœurs européennes et deux sœurs indigènes. Un ancien fonctionnaire, atteint de la lèpre, remplit les fonctions de magasinier. Au premier aspect, beaucoup de ces indigènes ne présentent aucune manifestation de la lèpre. Interrogés sur leur présence en ces lieux, ils déclarent avoir suivi un membre malade de leur famille. Ces faits s’expliquent par les sentiments les plus vulgaires de la solidarité de la famille. L’un de nous, visitant des tribus canaques, demandait à un chef: Si une femme est atteinte île lèpre, son mari continuera-t-il à habiter avec elle? La réponse fut celle-ci : Il est bien forcé. Cette réponse peut faire naître l’idée que le Canaque ne craint pas le contact de la lèpre. II n’en est rien cependant. Le môme chef de tribu à cette autre question : Une femme épouserait-elle un lépreux? répondait catégoriquement : jamais! et il ajoutait : l’autorité du chef interviendrait pour empêcher cette union. Il ne faut donc pas s’étonner que les individus sains suivent, en vertu de ces principes, les membres malades de leur famille, dans leur exil. Si tous étaient lépreux, nous disaient les hommes valides à Bélep, qui soignerait les infirmes? 1 5 0 PIERRE. Dans ces conditions, la léproserie de la Mission de l’île Art prend au premier cou]) d’œil l’aspect d’une tribu ordinaire, où les gens sains et malades sont mélangés. Mais, disons-le immédiatement, pour ce qui a trait aux tribus, ce mélange n’est pas intime chez le Canaque; il y a là, simplement, une collaboration toute paternelle pour soulager les malheureux, pour subvenir, s’il le faut, à leur existence. Aujourd’hui le Canaque saisit toute l’horreur de la lèpre; sa contagiosité ne lui est pas inconnue ; il se livrerait, les yeux fermés, à notre thérapeutique, alors que l’empirisme, quand il s'agit de toute autre maladie, règne en maître chez eux; mais les mesures sévères de l’isolement l’effrayent, et il fuit à notre approché, dès que nous voulons nous occuper de ce fléau. Il suffit de se présenter dans une tribu pour s’apercevoir de la crainte que manifestent les Canaques à montrer leur infirmité. A Ouaoué, où des médecins se sont présentés avec le commandant de gendarmerie, sans avoir prévenu le chef, les indigènes quittèrent immédiatement le village. Le chef de cette tribu, appelé à Bourail, fut initié, par le docteur Birolleau, sur le but salutaire de cette visite; il lui assurait «le plus que les malades ne seraient pas dirigés sur les Bélep; deux joués après, tous les hommes de la tribu se soumettaient à l’exa­ men des médecins. Les chefs des tribus de Ni et de Poté, mandés à Bourail, apprenant qu’il ne serait pas pris de mesures d’isolement pour les lépreux, donnèrent la liste des adultes et des enfants des deux sexes et on put facilement se livrer à l’examen de cette population. Il en fut de même de la tribu d’Azareu. 1 est à remarquer qu’après la défiance naturelle qu’éveillèrent les premiers examens la confiance revint chez les indigènes et que ceux- ci attiraient, eux-mêmes, l’attention des médecins sur certains signes suspects. Nous avons d’ailleurs constaté le même fait aux Belep : Défiance au début, quelques rares lépreux se présentent à l’examen; puis, la confiance renaît; eux-mêmes, sans crainte, sans hésitation, se présentent à nous. Les plus malades refusent de nous voir, éprouvant, disaient-ils, de la honte à montrer leur face hideuse et ayant perdu tout espoir de guérison. Mais c’est surtout sur la léproserie de la Mission que nous devons arrêter notre attention. Bien que le temps de notre séjour fût considérablement limité, nous avons pu examiner une centaine d’individus. Nous avons pris des fragments de peau sur ces individus et l’examen r a p p o r t . 151 ultérieur de ces éléments nous donnera, dans quelque temps d’ici, des chiffres exacts, mais pour le moment nous pouvons affirmer qu’un tiers de cette population est indemne. Nous sommes loin de cette impression que nous pensions éprouver en mettant le pied sur ces îles; Nous avions le droit de croire que nous trouverions là les formes les plus hideuses de la lèpre: des laces léonines, des membres mutilés et couverts de vastes ulcères. Notre impression a été peut-être plus triste, mais cette tristesse, il faut le dire, ne devait pas son degré d’acuité ait spectacle des infirmités humaines. Ce qui nous a , en effet, le plus impressionné, c’est de voir de petits enfants sains vivre étroitement avec des camarades lépreux ; c’est de voir ces pauvres êtres indemnes, sous la conduite de sœurs indigènes horriblement lépreuses, des hommes sains et robustes vivre à l’étroit avec des individus atteints de la lèpre, partageant la même nourriture, le même travail, la même habitation. Inutile d’insister sur la léproserie de l’administration pénitentiaire. Elle a été misé à l’île Art pour suivre l’idée de l’isolement des lépreux. Cette léproserie est bien construite; elle est sous la direction d’un sur­ veillant militaire. Mais quelle conclusion devons-nous retirer de celte installation? Vu l’état de la léproserie de la Mission; état sur lequel nous avons suffisamment insisté , les trente-sept transportés internés dans cette partie de file ne peuvent qu’augmenter, à notre avis, l’élément de contagion pour les individus sains de la léproserie indigène. Il y a moins qu’une barrière morale pour séparer ces deux léproseries. Assurément, la plus élémentaire prudence recommande de prendre des mesures urgentes pour arrêter le développement de la lèpre. A notre connaissance, les cas parmi la race blanche sont nombreux: 2 Européens aux Bélep : phis de ho transportés; 2 cas à l’hôpital militaire de Nouméa; 1 surveillant militaire à file de Non, probablement sa femme; h concessionnaires à Bourail; toute une fa­ mille de surveillants dans ce centre, 1 colon à Moindou, 1 petite fille à La Foa, sont atteints ou tout au moins très suspects de cette maladie. En tout 56 Européens. La plus grande partie de ces malades connaissent leur état et cherchent à se soustraire aux investigations des hommes de l’art. Les sentiments de la famille, malheureusement, sont contraires aux lois sévères de l’hygiène. C’est ainsi que la petite fille de La Foa vit au milieu de ses frères et sœurs, participant aux jeux de ces derniers et des autres enfants de la localité. Elle partage 1b lit de la mère ou de 1 5 2 PIERRE. ses sœurs. Le danger, cependant, est dans une cohabitation constante. Et ici nous ne saurions trop signaler la belle conduite d’un Européen, qui, se sachant atteint de la lèpre, s’isole de son propre mouvement, abandonnant sa femme et ses enfants, pour ne pas leur montrer sa face horriblement mutilée et ne pas les contaminer. Nous restons convaincu que le nombre des blancs atteints de lèpre est bien plus grand qu’on ne se l’imagine. Pour ce qui concerne les tribus canaques, le nombre des lépreux est beaucoup plus considérable qu’on ne le suppose. D’après M. Auché on compte, dans certaines tribus, près du cinquième de suspects ou d’atteints. Quoi qu’il en soit des approximations qui ne sauraient être taxées de pessimistes, nous estimons à près de i,5oo le nombre des lépreux dans la colonie (1), et 100 à peine sont internés aux Bélep. Le rapprochement de ces chiffres se passe de tout commentaire ; la mesure d’isolement adoptée dans la colonie nous paraît dérisoire, l’argent alloué à cette œuvre est dépensé en pure perte. En supposant qu’on puisse enfermer aux Bélep tous les lépreux de la colonie, pourrons-nous empêcher que les familles ne suivent leurs malades dans cet exil ? Outre ces considérations, qui ressortent des sentiments de la famille, n’y a-t-il pas là une question d’humanité. Il faut admettre qu’on doit des soins à ces malades ; or, l’éloignement et les difficultés de ravitaillement nous mettent dans l’impossibilité absolue de remplir cette indication. Jamais un médecin ne visite ces malades. Quelles mesures y aurait-il donc à prendre? 1 ” La suppression des léproseries de Bélep s’impose ; 2" En ce qui concerne les Européens, un lieu d’isolement, à proximité de Nouméa, permettra de donner à ces malheureux, un bien-être mérité, en les faisant bénéficier de soins médicaux et en leur donnant la consolation morale de voir leurs proches ; 3° Pour les condamnés, l’ancien emplacement de l’ile Nou, augmenté du matériel des Bélep, nous parait remplir tous les desiderata ; 4° Pour les Canaques, suivant l’idée indiquée par M. le Gouverneur lui-même, créer à proximité des tribus, dans des endroits bien choisis, des terrains sur lesquels des paillotes d’isolement seraient construites, (1) Ce chiffre est tout à fait approximatif, d’autres personnes estiment à 4000 le nombre de lépreux en Calédonie. RAPPORT. 153 mettre ces léproseries sous la responsabilité des chefs et la surveillance de la gendarmerie et du médecin le plus rapproché. Cette catégorie de malades, Gère de rester près des leurs, de vivre de la vie habituelle de leur tribu, n’essayera plus de se soustraire aux lois de l’hygiène; les parents sains comprendront l’intérêt qu’il y a à ne plus les fréquenter, et ces malheureux pourront bénéficier de soins médicaux. La bienveillance de l’administration pourra s’exercer quand même, en consacrant à ces idées l’argent qu’elle dépense si inutilement à file de Bélep. À la suite de ce rapport, le Gouverneur de la Nouvelle-Calédonie a soumis au Département les propositions ci-après : «?Monsieur le Ministre, «Dans le but d’isoler tous les lépreux de la Nouvelle-Calédonie, un arrêté local du q3 novembre 1889 créa une léproserie à l’île aux Chèvres. Cet établissement fut destiné à recevoir après la visite de la Commission spéciale, nommée le 26 décembre 1888, tous les malades du 1" arrondissement. «Une deuxième léproserie fut à la mêmeépoque créée pour le 2" arrondissement à Canala au lieu dit «Pic des Morts». «Le 5 février 1890, une troisième léproserie fut instituée dans le •T arrondissement au lieu dit «Cap Bocage» et, le 24 décembre de la même année, une quatrième léproserie fut installée à Maré (lies Loyalty) au lieu dit «Becabidjo». «Le nombre des lépreux répartis dans ces quatre établissements s’élevait à 20 pour l’île aux Chèvres, 4o pour le Pic des Morts, 45 pour celui du cap Bocage et 35 pour la léproserie de Maré; total: i4o. «Les mesures d’isolement prescrites par l’administration n’étant pas suffisamment observées, il parut alors nécessaire, afin d’obtenir un isolement complet et de préserver les indigènes non encore atteints de toute contagion, de créer un établissement central. Le lieu choisi fut Pile Art. dans l’archipel de Bélep. Un arrêté du 1" octobre 1892 organisa cette léproserie centrale, et, le 11 octobre de la même année, tous les malades des quatre léproseries précitées ainsi que les indigènes des i*r, 2' et 3° arrondissements y furent installés au nombre de 221. «Le conseil général de la Nouvelle-Calédonie, dans ses deux sessions d’avril et de septembre 1892, ayant émis un avis favorable pour la création de la léproserie centrale des Bélep, un décret du Président 154 PIERRE. de la République, en (laie du 92 septembre 1893, édicta les dispositions à prendre à l’égard des lépreux. «En exécution de ces dispositions légales, tous les lépreux de la colonie, européens et indigènes , après avoir été soumis aux formalités exigées, devaient être internés dans les deux léproseries installées h l’île Art (Bélep) : l’Une destinée aux blancs et aux indigènes, l’autre destinée à recevoir les malades de la transportation. «Le but poursuivi tant par l’administration que par l’assemblée locale, qui consistait à internet' tous les malades afin de préserver ceux qui 1el’étaient pas de toute contamination, n’a pas été atteint ; malgré les sacrifices pécuniaires que s’est imposés la colonie pour installer d’une façon convenable les locaux destinés à recevoir les malades. lies dépenses faites n’ont produit jusqu’ici aucun résultat nettement appréciable. «Il a été, en effet, impossible à l’administration, faute de moyens suffisants pour faite Une sélection dans les tribus indigènes, de transporter et d’isoler tous les lépreux aux Bélep. «Ainsi qu’il résulte du rapport ci-dessus de M. le D' Pierre, le nombre approximatif des lépreux de la Nouvelle-Calédonie peut être évalué à près de i,5oo, et c’est à peine s’il réside aux Bélep une centaine de malades tant indigènes ipf Européens. «En rapprochant ces chiffres, il est facile de voir que les mesures de prévention et d’isolement prescrites par le décret du 22 septembre 1893 sont absolument illusoires et restent inefficaces. «Malgré la surveillance exercée par l’administration, les indigènes bien portants de la grande terre vont constamment visiter à Pilé Art leurs parents et amis malades, et passent même plusieurs jours avec eux, ce qtti a été officiellement constaté par le médecin et le pharmacien plus haut désignés, qui déclarent que les léproseries de l’île Art et de la Mission leur ont présenté l’aspect d’une tribu ordinaire où les indigènes sains et malades se trouvaient mélangés. Il leur a paru impossible d’isoler complètement les lépreux et leur avis est que les mesures prises jusqu’ici pour préserver les indigènes de la contagion sont absolument insuffisantes. «Les hommes de l’art ont donc conclu tout d’abord à la suppression de rétablissement sanitaire des Bélep et à la création de léproseries placées à proximité des tribus dans des endroits bien choisis où les malades pourraient recevoir les soins médicaux exigés par leur état. Ces léproseries seraient confiées à la surveillance de la gendarmerie la plus rapprochée. RAPPORT. 155 « En ce qui concerne les Européens lépreux, le rapport conclut à ce qu’ils soient isolés dans un Ilot voisin do Nouméa. La proximité de leur Camille, qui serait admise à les visiter de temps à autre, serait pour leur souffrance la plus grande consolation. « Dans ces conditions, l’administration a cru devoir demandera l’Assemblée locale s’il n’y avait pas lieu, conformément à l'avis formulé par le médecin, de supprimer l’établissement central des Bélep, qui ne répondait pas au but pour lequel il avait été créé et ne justifiait pas les dépenses relativement considérables supportées par le budget local, et de le remplacer par des léproseries partielles, dont le nombre et l’endroit resteraient à déterminer. « Le Conseil général, consulté sur cette question, a émis l’avis qu’en présence de l’impossibilité constatée de grouper et d’isoler tous les lé­ preux de la colonie il ne restait plus qu’à créer des léproseries partielles et à contraindre les tribus à parquer leurs malades en prenant des mesures d’internement rigoureuses. « Pour les lépreux blancs, on les internerait à l’ile aux Chèvres, à moins qu’ils ne puissent être soignés chez eux. Un crédit de 7,000 francs a été voté pour l’amélioration des cases déjà existantes et l’installation de logements nouveaux, Le conseil général a décidé en principe que chaque malade aurait sa case individuelle. «L’administration ayant demandé un délai de trois mois, à partir du 1" janvier 1898, pour évacuer les Bélep, le Conseil général a voté le crédit nécessaire pour la nourriture des malades jusqu’au moment de l’évacuation. « J’ai l’honneur, Monsieur le Ministre, de vous prier de vouloir bien rapporter les articles 1, 2, 3 et 4 du décret du 22 septembre 1893 et les remplacer pour les dispositions qui suivent : « Ar t ic l e pr e mie r . La léproserie centrale des Bélep est supprimée et remplacée par des léproseries partielles, dont le siège, l’installation et le nombre seront déterminés par l’administration locale de la Calédonie, d’après l’importance et le besoin des tribus. « Art. 2. Un officier du corps de santé des colonies aura la surveillance de ces léproseries, en soignera les malades et continuera les recherches et les expériences commencées pour arriver à la guérison de la lèpre. « Art. 3. Les lépreux d’origine blanche seront internés à l’ile aux Chèvres, où des locaux convenables devront être installés pour les recevoir. Chaque malade blanc aura une case qui lui sera spécialement affectée. 1 5 6 V A R I É T É S . « Art.4. Tout individu qui justifiera de ressources suffisantes pourra être autorisé à se faire soigner chez lui, à la condition de se soumettre aux mesures antiseptiques prescrites par le médecin.»

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PIERRE Louis-Edouard, “PIERRE Louis-Edouard. Clinique d'Outre-Mer. Rapport sur les conditions dans lesquelles se trouvent actuellement les lépreux en Nouvelle-Calédonie. Annales d'hygiène et de médecine coloniales (1898), p. 149-156,” RevColEurop, consulté le 5 mai 2024, https://revcoleurop.cnrs.fr/ark%3A/67375/2CJdngsgWVr7.

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